VERMEREN Patrice et IRRERA Orazio. Les philosophes et la Commune de Paris


2019-2020 – Semestre 2
Lundi 15h-18h
Licence, Master
 
VERMEREN Patrice et IRRERA Orazio
Les philosophes et la Commune de Paris
 
En 1871, Edme Caro, professeur de philosophie à la Sorbonne, et consacrant sa vie à défendre la société française contre l’envahissement de l’athéisme et du pessimisme (dixit Jules Simon), écrit : « Nous venons d’échapper à la barbarie ; mais ce qu’il faut bien qu’on sache, c’est que, dans ce furieux assaut contre la civilisation, nous avons eu affaire à une barbarie lettrée ». A ce jugement selon lequel la Commune de Paris a été vraiment l’invasion de la bohême littéraire et philosophique dans un gouvernement fait à son image, répond comme en écho la lecture que George Sand avait faite du chapitre « L’orgie rouge » du livre de Paul de Saint-Victor : Bandits et Barbares, où l’insurrection de 1871 est décrite comme parodie grotesque et sanglante de 1793 ; ou bien le jugement de Nietzsche à la fausse annonce de l’incendie du Louvre par les insurgés : comme si le destin de la culture était celui d’une horrible destruction, parce que la foi dans le bonheur terrestre de tous a pour effet de secouer la société, semant le mécontentement dans une « classe barbare d’esclaves » saisie par des utopies qui lui font voir son existence comme une injustice et qui n’a plus foi que dans des révoltes incessantes (La naissance de la tragédie). Pour un Napoléon La Cecilia, disciple de Renouvier et collaborateur de La revue philosophique et religieuse, qui a enseigné la philosophie, les mathématiques et le sanscrit, et que la Commune fait général en avril 1871, combien de Challemel-Lacour, professeur agrégé de philosophie révoqué pour son opposition au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, devenu préfet de la république et confronté aux excès de la troupe réprimant les ouvriers de Vénissieux conquis par les idées de Bakounine (« Fusillez-moi tout ça ! ») ? Pour Jules Vallès, la philosophie des professeurs, à l’article de l’éclectisme, ne passera pas le siècle, car Cousin, un farceur qui s’en moque pas mal, l’a tuée. Les philosophes de la Commune seraient-ils plutôt à l’image du cordonnier Napoléon Gaillard, membre de l’Internationale et directeur général des barricades de Paris, auteur d’un traité philosophique sur le pied et inventeur de la chaussure en caoutchouc, « qui voulait que la chaussure fût rationnelle, c’est-à-dire faite pour le pied, contrairement à la mode barbare qui ajuste le pied à la chaussure » selon l’artisan bijoutier Colomès, héros de Philémon, vieux de la vieille, roman de Lucien Descaves ? Ou d’un Ferdinand Buisson, agrégé de philosophie en exil en Suisse, mais puisant dans les expériences d’éducation intégrale de la République universelle la vérification des théories de Paul Robin – lui aussi membre de l’Internationale - qu’il avait lues dans la Revue positive de Littré et Wyrouboff ? Pour paraphraser Jacques Rancière parlant du prolétaire : est-il philosophe celui qui se déclare philosophe, et qui construit un certain sens du mot philosophe, un univers où « philosophe » définit une certaine subjectivation ?